LA LÉGENDE DE GROMPF
Emmanuel Berque s’est éteint hier 7 décembre chez lui à Contis et est allé rejoindre son jumeau Maximilien. Retrouvez ici la version digitale de l’entretien qu’il nous avait accordé et originellement publié dans notre numéro 23 (décembre 2022).
Les jumeaux Berque ont incarné le surf dans son aspect le plus libertaire et le plus aventurier. Jouissant sans entrave ou presque, premiers journalistes-photographes de surf en France, explorant sans limites et dans un dépouillement qui ferait rougir bien des explorateurs à la conscience écologique de réseau social, ils ont signé un livre sur leur traversée de l’Atlantique dans un petit voilier de leur conception. Mais la fratrie n’est plus, Maximilien est décédé l’année dernière (texte de 2022, donc 2021). Emmanuel décide alors de réécrire sa version de l’histoire.
Entretien réalisé par César Rioual. Portrait de Hervé Lefèvre. Photos collection Berque.
C’est au fond de sa maison de Contis, dans les Landes, qu’on est allé débusquer cet authentique aventurier surfeur. Emmanuel Berque a perdu son frère jumeau Maximilien l’année dernière (en 2021 NDLR), il a alors décidé de donner une version libre de leurs aventures dans son ouvrage Les Mutins de Micromégas. Le récit est une traversée chaotique et truculente des années 70, 80 et 90. Le Sea, Sex and Surf des jumeaux Berque, anticonformistes underground et pionniers, premiers journalistes-photographes de surf en France. Un parcours mouvementé et atypique, dans une quête inlassable de liberté. Bercés par les romans de Jules Verne et les récits des grands explorateurs, ils sont amenés à traverser l’Atlantique en 2003 sur un bateau minuscule de leur conception, comme personne ne l’avait jamais fait dans l’histoire de la navigation, depuis les Landes jusqu’à la Désirade (Guadeloupe). Afin de plonger dans le passé de la navigation et tourner un vrai film d’aventure, pour se sortir de leur condition devenue précaire à force de trop surfer. Sans l’aide de personne, sans communication radio, sans balise de détresse, sans canot de sauvetage, sans moteur, sans GPS, sans sextant, sans boussole, sans montre et sans cartes. Juste en observant le ciel à l’œil nu pour atteindre une petite île précise…
Comment dois-je t’appeler ? Grompf ? Emmanuel ?
Maximilien, mon frère jumeau, m’appelait Grompf car, paraît-il, je faisais toujours la gueule et c’est une onomatopée de grogne et moi dernièrement, comme je suis vieux et ridé, je m’appelle plutôt le Vieil Iguane car c’est le roi de la sieste et plouf ! ça se barre à l’eau en ondulant de la queue…
Ta première fois sur l’océan, c’était comment ?
En 1955, nous avions cinq ans. C’était en Méditerranée, sur des planches creuses de cinq mètres, construites sur couples et lisses, puis entoilées qui appartenaient aux Beach Boys libanais devant la plage de Beyrouth. C’était même avant les Biarrots ! On se mettait à plat ventre sur le nez de la planche, avec nos jolies sœurs, copines du champion… Ils surfaient debout sur ces grandes planches (qu’on appelait des « périssoires ») en les dirigeant avec des pagaies doubles.
Peux-tu me parler de ton premier bateau ?
Notre premier bateau était une maquette que nous avions sculptée avec mon frère Max, à huit ans, dans une bûche de chêne à la serpette et creusée à la gouge. Nous avions rajouté une quille et du plomb ainsi qu’une voile. Et il a navigué au jardin du Luxembourg à Paris.
Ça n’est pas une vie de travailler pour consommer et de consommer pour compenser une chienne de vie, nous dis-tu dans ton livre. Tu as toujours plus misé sur la valeur du temps que sur celle d'argent ?
Oui, totalement. Disons qu’avec mon frère jumeau, on a disposé d’une bonne éducation, une façon de parler car elle fut assez rigide, assez austère. Issus d’une famille de six enfants. À l’époque, les enfants n’avaient quasiment pas le droit de parler à table. Mais lorsqu’on a été pris par le surf à l’âge de 17 ans, en 1967, on s’est libérés du carcan familial et on a pris notre liberté. Ce que je conseille à tout le monde, se battre pour sa liberté.
Emmanuel, aujourd’hui, es-tu devenu adulte ?
Le terme adulte est discutable, je crois que je le suis puisque j’ai 72 ans… Je n’ai jamais bougé de ma ligne de vie, je serai toujours un gamin aventurier, aventureux, un enfant explorateur toujours amoureux des cabanes dans le jardin.
Œnologue, disc jockey, ouvrier, skippeur, charpentier, photographe, écrivain, cinéaste, quel est ton métier ?
Il est difficile de définir mon métier car j’en ai fait plein, mais pour résumer le tout, on peut dire artiste et auteur multimédia !
Quel morceau de jazz me conseilles-tu comme initiation ?
Il faut surtout écouter les jazzmen des années 60, en particulier Thelonious Monk, Charlie Mingus, Miles Davis, Eric Dolphy, Albert Ayler, Charlie Parker et tous leurs copains. Après le bebop, la naissance du free jazz… Donc la liberté totale.
Que penses-tu de la prudence ?
Bien sûr qu’il faut de la prudence ! Lorsqu’on conduit sa bagnole, il faut être prudent ! Mais il y a des moments où il faut savoir prendre des risques et surtout dans ce combat pour la liberté.
Quel a été l’avis de votre entourage avant cette transat ?
Avant notre transat, c’est très simple : on a appareillé sous les doutes et éclats de rire de tous nos amis, de tout notre village et de toute notre région parce que personne ne croyait que c’était possible et on a donc beaucoup souffert de la médisance et de l’ignorance des gens. Mais après quelque temps, on s’est aperçus que ça nous avait donné une paranoïa créatrice ! Celle dont Dali parle… Ça donne une force énorme d’expression et beaucoup de courage. On en est même arrivés à aimer nos ennemis !
On n’a besoin de rien pour naviguer ?
Non, c’est faux. On a besoin de tout ce qui traîne sous la patte ! En premier, il faut d’abord la boussole, ensuite le loch speedo qui mesure la distance et la vitesse d’un rafiot et puis bien sûr les cartes et tous les bouquins nécessaires. Puis pour la navigation astro, les éphémérides nautiques qui donnent les coordonnées du soleil, de toutes les étoiles et planètes. Nous, on l’a d’abord calculée à la main à la table de logarithmes, ou à la règle à calcul, puis avec une bonne calculette scientifique. Mais maintenant, avec les ordinateurs, ça va encore plus vite... En 2022, on a le GPS qui est une merveille ! Ça donne la position à quasiment cinq mètres près. Alors si on a la chance de tout avoir sous la main, je conseille tout de même de s’équiper le mieux possible.
« Nos amis les meilleurs charpentiers de Lanzarote refont à neuf la magnifique goélette de pêche la Bella Lucia de 1881 de 27m. On a toujours aimé le shape ! »
On mange quoi lorsqu’on navigue vers les Antilles ?
Les gens se compliquent la vie en général. En fait, on mange ce qu’on a et comme on peut. Les riches mangent extrêmement copieusement. Ils ont des bateaux confortables avec frigo et congélateur. Alors ils peuvent très bien manger. Mais nous, avec nos expériences qui visaient plutôt le traditionnel, nous nous contentions donc de nourriture traditionnelle, celle de pauvres Canariens. C’est-à-dire la farine d’une céréale à moitié torréfiée et ensuite moulue qu’on appelle gofio. C’est une nourriture quasiment médiévale. On en fait un brouet liquide ou une pâte épaisse. On le mélange ensuite avec n’importe quoi, n’importe quel liquide. Ça peut être de l’eau, du vin, de la soupe, du lait. On peut le manger salé ou sucré. On faisait les courses de notre avitaillement en moins d’une demi-heure ! Au lever du jour, on prenait deux grosses cuillerées à soupe de gofio, deux grosses cuillerées de lait en poudre et pareil de sucre. Ça fait un délicieux petit-déjeuner qu’on prépare en moins d’une minute. Vers midi, c’était le même brouet sans lait mais à la sardines. Une boîte de sardine avec toute son huile et un maximum de sauce piquante, style tabasco. On a consommé une bonne trentaine de boîtes minimum en 27 jours de traversée ! Et au coucher du soleil, rebelote. À chaque fois, on se régale ! Mais sans café ni thé, la nuit est longue !
Qu’est-ce qui t’a le plus manqué en mer ?
La terre bien entendu ! Et les autres ! Car lorsqu’on se plonge dans une telle aventure, on le fait pour soi bien sûr, mais aussi pour parler aux autres, pour leur donner un message. C’était pour tourner un super film d’aventure en happening. Pour exister !
À quoi on pense au milieu d’un désert d’eau ?
Quand on est au milieu de la mer, au milieu de l’océan, tout seul, sans aucune communication avec la terre, on peut dire que l’humanité n’existe même plus. Elle n’est plus qu’un souvenir. C’est un voyage dans l’espace, mais aussi dans le temps. On est extrêmement loin, tellement loin que nous nous sentons à la merci des dieux anciens : Éole, Poséidon et le Léviathan, le vent et la mer, bref des forces de la nature ! On réalise en fait que sans l’humanité, sans les autres, on n’existe pas. On n’existe pas plus qu’un bout de bois qui flotte ou qu’un nuage qui passe dans le ciel. On réalise donc qu’on n’est absolument rien du tout, mais TOUT à la fois ! Le centre du monde ! Car grâce à notre conscience d’humain pensant, on est quasiment les créateurs de notre monde, puisque si on meurt, il n’existera plus.
« On a fait un clin d’œil aux Dupont sur la Lune, pour l’esthétique du rafiot, c’était chouette, mais en fait, ça bouffe trop de surface de pont exploitable ! »
Avez-vous eu peur ?
Nous n’avions pas peur, car perdus au milieu de l’océan sur un engin très précaire, si proches de la mer, on devient incroyablement fataliste. Et la contemplation de la nature furieuse est splendide. On s’en délecte et on en fait partie. Alors crever, cela n’a plus aucune importance. C’est tellement beau ! Il me faut ajouter que nous avons toujours adoré le très gros surf, et nous avions donc un peu moins peur de la mer que certains plaisanciers… Oui, c’est grâce au surf qu’on a fait tout ça ! Et à la contemplation et l’étude de la mer et des saisons, car je pense qu’on a passé plus de temps que tous sur notre plage pour surfer.
Es-tu superstitieux ?
Je ne suis pas superstitieux, ça porte malheur ! Et j’aime le lapin, et les femmes à bord !
Est-ce que l’amour et l’appel du large sont compatibles ?
L’appel du large, c’est une forme d’amour mais pour l’océan. En tant que surfeur et contemplatif, c’est une merveille d’observer la surface de l’eau et la naissance des vagues et du swell en pleine mer. On observe beaucoup plus et mieux la mer, surtout quand on n’a aucun instrument. On voulait transmettre cela à ceux qui n’ont pas eu notre chance de le vivre. C’est artistique et existentiel. Quant à l’amour de ma fille, j’ai fait tout ça pour elle et pour qu’elle soit fière de son père.
Quelle est ta définition de la liberté ?
À mon âge, j'ai réalisé que la liberté n’existe pas, on est toujours enchaîné à son éducation, à ses principes et tabous, au passé, au savoir de nos anciens et au devoir d’essayer de faire mieux qu’eux. Et puis, dès qu’on est deux, on n’est pas libre, je suis bien placé pour le savoir puisque j’ai été maqué 72 ans avec mon jumeau. Je n’ai jamais été libre mais depuis que mon frère est mort, je me régale de cette sorte de liberté. Par contre, je reste toujours enchaîné à mes principes, voir à mon intelligence limitée et à mon ignorance. Je me qualifie donc d’aintellectuel avec un A privatif ! Dès qu’on se donne une direction de vie, un but, on n’est plus libre ! Plus question de déconner ! Lorsqu’on veut se payer une Ferrari, on doit aller au turbin. On n’est pas libre, il faut aller au taf pour se payer la bagnole. Moi je n’étais jamais libre puisque j’avais mes programmes à réaliser sur des années. Concevoir, dessiner un bateau, le fabriquer, vouloir traverser. Traverser ? C’est un objectif qui vous enchaîne à une liberté fictive. On est comme un funambule qui n’a pas le droit de dévier, car autour c’est le vide.
Tu te sens plus Éric Tabarly ou Edgar Allan Poe ?
Je ne me sens ni Éric Tabarly qui fut un merveilleux marin très humble et modeste, ni Edgar Poe qui est un formidable écrivain (au passage, je conseille à tout le monde Les Aventures de Arthur Gordon Pym qui est un voyage vers l’enfer, une merveille !) Je ne me sens ni ne serai jamais ni Tabarly, ni Poe, ni Melville, ni London, ni Steinbeck. Je suis fier d’être moi-même, pas besoin d’être quelqu’un d’autre.
Comment t’es-tu organisé pour l’écriture de ce livre ?
C’est très simple. Libéré de mon frère Maximilien qui est mort l’été dernier, et de mon éditeur pour lequel nous avions écrit un premier ouvrage qui s’appelait Les Mutins de la mer (un titre plutôt nul, qu’il nous avait imposé). Je n‘ai donc plus souffert d’aucun joug éditorial. Étant mon propre éditeur et totalement libre de mon écriture, j’ai donc tout de suite changé le titre pour Les Mutins de Micromégas, donc du bateau Micromégas, mais aussi issus de Micromégas, le voyageur extraordinaire de Voltaire. C’est le premier livre de science-fiction du monde. Un géant voyageur de l’espace qui vient de la planète Sirius pour observer la Terre et l’humanité et en tirer ses conclusions. C’est une introspection objective. Mon livre est mille fois plus précis, fouillé, ajusté, bonifié que le premier. Il a beaucoup plus une direction philosophique dans cette recherche de liberté, d’esthétique, de pureté et d’éthique. Je l’ai totalement arrangé à ma sauce. En gros, il est largement meilleur ! C’est mon chef-d’œuvre perso d’artisan, et j’y ai ajouté 186 photos personnelles collées au texte qui illustrent et agrémentent tout ce livre de bord de notre vie de surfeurs. Une biographie intégralement écrite au présent. Une sorte de livre de bord, un happening… Car tout est vrai ! Et ça se dévore comme un bon polar !
J’ai vu que tu étais passionné de photographie, peux-tu me montrer ta dernière photo ?
Ma dernière photo date d’hier, c’est celle d’Anouck, ma petite-fille que j’adore, qui est un miracle de la vie. À force de m’entraîner, j’ai eu un enfant, Marine, elle est ma très jolie fille. Et elle m’a donné elle-même une merveille des merveilles.
Où en es-tu aujourd’hui avec la navigation ?
Ma santé étant maintenant devenue discutable, je navigue donc toujours, oui, mais par l’écriture et la photographie. Dans la navigation il y a le concret, mais surtout l’esprit !