Hotdogger #27 en diffusion

LONDON CHARMING

LONDON CHARMING

Jack London a tenté de surfer ! C’est, depuis quelques années, un fait historique bien connu. Ce que l’on ignorait en revanche, c’est que Charmian, son épouse et fidèle alliée dans sa plus folle aventure, la croisière du Snark, s’est elle aussi essayée au surf lors de leurs séjours hawaiiens. Et en a ainsi profité pour écrire au propre comme au figuré, les premières pages du surf féminin moderne.

Texte de Hervé Manificat (extraits)

Il y aura bientôt exactement 115 ans, Jack London, alors âgé de 31 ans, le plus célèbre écrivain américain de son temps, s’initiait au surf à Hawaii récemment annexée par les États-Unis et publiait en octobre 1907 son fameux article « Un sport royal ». Initialement paru sous le titre « Riding the South Sea Surf », ce reportage allait rapidement faire connaître le surf en dehors de l’archipel et contribuer à le relancer. Il est rarement relevé que cette pièce majeure de la littérature surf fut publiée au départ dans un magazine féminin à grand tirage (le Woman’s Home Companion), pas plus que n’est souligné le rôle de Charmian Kittredge London, femme de Jack, dans son initiation au surf, ni même la participation de celle-ci aux premières sessions à Waikiki. Et pourtant, « le sport des rois naturels de la terre », pour reprendre la formule de Jack, est bel et bien aussi celui de ses reines.

Derniers jours heureux à Waikiki en 1915 pour Jack et Charmian London.
Collection London, Huntington Library.

Charmian et Jack : des âmes sœurs

L’exposition « Jack London dans les mers du Sud » qui s’est tenue à Marseille puis Bordeaux en 2017-2018 ainsi que la première publication en français en 2015 du Journal de bord du Snark de Charmian London (publié en anglais un siècle auparavant) ont un peu sorti de l’ombre la femme qui, selon Talleyrand « se cache derrière chaque grand homme ». Charmian Kittredge London ne chercha pas à se cacher mais est restée reléguée dans l’ombre de son illustre mari et amour de sa vie à qui elle se dévoua entièrement.

Née en 1871 et l’aînée de Jack de cinq ans, issue d’une famille d’éditeurs, Charmian rédigeait des critiques et des chroniques tout en travaillant pour une société de transport quand elle rencontra Jack en 1903. Leur entente fut immédiate. Intellectuellement, politiquement et physiquement ils étaient à l’unisson. Charmian était typiquement une « new woman », ce mouvement intellectuel et artistique précurseur du féminisme de la fin du XIXe siècle. Indépendante et ayant suivi des études littéraires, elle jouait du piano, puis plus tard du ukulélé, montait à cheval en jupe fendue de sa création pour ne pas le faire en amazone, avait appris la photographie, conduisait les premières automobiles, pratiquait la natation, la bicyclette ainsi que de nombreux autres sports, grimpait en haut des mâts des bateaux… Jack et elle se marièrent en 1905, après que le divorce de Jack d’une précédente union fut prononcé.

Durant les onze années de leur mariage, ils s’affichèrent pleinement heureux et complices en dépit des difficultés, des maladies, des drames et de quelques infidélités de part et d’autre. Charmian était pour Jack la femme idéale, décrite comme telle dans son chef d’œuvre Martin Eden (1909) : « une femme délurée et enflammée, qui rit de la vie, se moque de la mort et sait aimer. »

Entre eux, pas question de s’appeler « darling » ou « honey ». Dans le flot d’appellations complices que le couple utilisait entre eux, le mot « mate », décliné en « mate-man » et « mate woman » avec de nombreuses variantes, revient le plus souvent et est éclairant : ce terme, abondamment utilisé de nos jours à tout bout de champ par les surfeurs australiens, signifie en effet « copain », « pote » etc. mais désigne aussi dans la marine anglaise les officiers de pont et, sous la forme, « shipmate », un camarade de bord membre du même équipage.

Le passé de marin de Jack, leur soif commune d’aventure et d’horizons lointains, leur mépris des conventions : tout était donc réuni pour que leur couple-équipage se lance naviguer autour du monde, en commençant par Hawaii.

Une croisière à la dérive

Jack London avait en effet vu l’archipel sans y débarquer quand il était simple matelot en 1893. Il s’y était ensuite rendu à deux courtes reprises en 1904, à l’aller et au retour de son voyage de reporter de guerre couvrant la guerre russo-japonaise. Il s’était alors baigné à Waikiki, y avait été emmené dans les vagues en pirogue et avait rapporté des images de surf, sans pour autant que ce sport l’ait particulièrement intéressé ni concerné. En revanche, l’archipel l’avait immédiatement séduit et fut d’emblée inscrit au programme de son voyage autour du monde en bateau trois ans plus tard.

Sa croisière du Snark (titre du livre dédié à Charmian où il raconta le périple) devait durer sept ans et les conduire sur toutes les mers du monde, prévoyant même de remonter la Seine jusqu’à Paris. En fait, ce périple allait du début à la fin accumuler les galères. Le chantier du navire de 17 m, construit spécialement à grands frais sur les instructions de Jack, fut retardé et perturbé par le grand tremblement de terre de San Francisco en 1906, de nombreux surcoûts, de multiples malfaçons, des fournisseurs peu scrupuleux et des tentatives de blocage par des créanciers. Une fois en mer, le Snark se révéla tout de suite difficilement manœuvrable et très rouleur, avec un moteur inopérant et des voies d’eau tout aussi récurrentes que les incidents divers. Les membres de l’équipage, régulièrement changés, rivalisèrent d’incompétence : personne ne savait faire le point, pas même les trois capitaines successifs (ivrognes, incompétents ou les deux) qui furent soit virés, soit démissionnèrent, et Jack dut apprendre le maniement du sextant dans un livre à bord.

Au bout de 18 mois, poursuivi par les créanciers à chaque escale, aux abois et malade, Jack arrêta l’expédition en Australie, au grand chagrin de Charmian. Le Snark fut revendu 3000$ alors qu’il en avait coûté dix fois plus et les London regagnèrent l’Amérique où d’autres drames les attendaient : la mort peu après sa naissance de leur fille unique Joy en 1910 et la destruction complète par incendie de leur immense manoir lors des travaux de finition en 1912.

Jeunes locaux photographiés par les London en 1907 devant le futur Outrigger Canoe Club.
Collection London, Huntington Library.

La révélation du surf

Les pérégrinations du Snark dans le Pacifique permirent malgré tout à Jack de rédiger à bord de nombreux articles et nouvelles ainsi que trois romans, dont Martin Eden, tout en collectant matière à plusieurs ouvrages ultérieurs et en prenant de nombreuses photographies. Cette aventure fut la plus belle du couple London qui allait, surtout Charmian, en garder une nostalgie sans fin et des impressions durables, la moindre n’étant pas un amour immodéré pour Hawaii où ils retournèrent pour deux longs séjours de six mois en 1915 et 1916, année de la mort de Jack. C’est bien sûr lors de l’escale dans l’archipel du 20 mai au 7 octobre 1907 que le couple découvrit le surf et s’en fit le promoteur à travers les écrits de Jack.

Le célèbre auteur s’était en effet engagé avant son départ auprès du Woman’s Home Companion à offrir aux lecteurs, qui étaient avant tout des lectrices, des articles sur « la vie familiale de divers peuples, avec une attention particulière au rôle joué par les femmes et les enfants ». Néanmoins, son célèbre texte sur le surf, très détaillé sur la physique des vagues et évocateur quant aux sensations ressenties (même si son auteur n’a visiblement jamais réussi à surfer autrement que couché), ne mentionne injustement nulle part la présence de Charmian à ses côtés, pas plus qu’il n’évoque le fait que des Hawaiiennes se livraient au surf. Il donna ainsi clairement l’impression que les femmes n’étaient pas faites pour ce sport, d’abord aux lectrices du Woman’s Home Companion (le bien nommé « compagnon de la femme au foyer ») puis à tous les lecteurs des reprises de l’article dans des publications américaines et anglaises ainsi que de son inclusion en chapitre dans le récit La croisière du Snark (1911). Pourtant Charmian avait prouvé ses qualités de marin et de surfeuse tout comme son amour des océans, qui lui fit écrire avant l’arrivée à Tahiti en décembre 1907 : « Je sais maintenant ceci : l’ensorcellement de la mer ne peut être davantage expliqué que l’amour ou le commencement et la fin de l’univers. »

Ne jetons pourtant pas trop l’opprobre sur Jack qui prouva par ailleurs à maintes reprises que sa femme était son égale partenaire. Pour ceux qui en connaissaient l’existence, le surf avait encore au début du XXe siècle la réputation de n’être praticable que par les Hawaiiens. Jack London reprit d’ailleurs en exergue de son article du Woman’s Home la citation de Mark Twain découvrant le surf à Hawaii en 1866 : « Seuls les indigènes peuvent maîtriser complètement l’art du surf ». Martin Johnson, unique membre de l’équipage du Snark à avoir accompli la totalité du voyage, livra le même avis dans son livre de souvenirs publié en 1913 : « J’ai moi-même passé quelques jours à Honolulu à essayer le surf. On dit que c’est l’un des plus grands sports du monde, mais comme il faut au moins plusieurs mois pour vraiment l’apprendre, je peux difficilement en témoigner. Je peux seulement dire que j’ai failli me noyer et que j’ai avalé quelques litres d’eau salée. Tout plaisir a ensuite disparu. Permettez-moi de dire ici que je crois sincèrement que seuls les Hawaïens peuvent vraiment maîtriser cette pratique dans toutes ses subtilités, même si, lors de plusieurs compétitions récentes, des hommes blancs l’ont emporté. »

Les vagues et le surf vus par Charmian

Tirons donc de l’oubli le rôle de Mme London dans l’histoire du surf et soulignons ses mérites à s’y être frottée en lui offrant les colonnes d’Hotdogger pour la première parution en français de ses écrits sur le sujet, extraits de trois de ses ouvrages (non traduits) : Jack London and Hawaii (1918), Our Hawaii (1922), The New Hawaii (1923).

Pearl Harbour, 30 mai 1907

Les London qui viennent d’arriver à Hawaii sont alpagués par Alexander Hume Ford, journaliste touche-à-tout prosélyte du surf.

Jack a suggéré qu’il se joigne à nous pour le dîner, et il a parlé en continu tout du long : une mine d’informations sur tout ce qui se trouve sous le ciel, semble-t-il, car il a beaucoup voyagé. En ce moment, il veut faire revivre l’ancien sport hawaïen du surfboard sur les vagues et il nous a fermement donné rendez-vous plus tard à Waikiki pour nous montrer comment utiliser une de ces planches. Quand il est parti, nous avons enfin pu souffler pour la première fois en deux heures. On est comme emporté par un tourbillon avec lui, mais sa nature généreuse laisse à penser que cela en vaut la peine.

Hôtel Seaside, plage de Waikiki, Honolulu, 31 mai 1907

Les London s’installent dans une tente-cottage de plusieurs pièces aménagées dépendant de l’hôtel Seaside tenu par Fred Church, que Jack a connu en Alaska. Church est un adepte du surf et de la pirogue, il emploie le pionnier du surf Georges Freeth pour donner des leçons de natation et de surf à ses clients.

Waikiki ! Il y a quelque chose dans ce nom même qui sent la mer ! chantait un visiteur à la fin des années 1870. Waikiki est une station balnéaire incomparable, grâce à la température de ses eaux agitées qui est en moyenne de 25° toute l’année, à ses paysages environnants, à la variété inhabituelle des sports qui s’y pratiquent : surf en pirogues noires et jaunes, primitives et impressionnantes, surfboard, l’antique jeu des rois, pêche, voile… le tout sur un récif peu profond et varié, où l’on peut nager et passer des heures oublieuses sans nécessairement aller plus au large, là où les fonds sont plus profonds et sablonneux. La courbure blanc crème de la plage est empanachée de cocotiers sur des kilomètres, et Diamond Head, « Leahi », ce splendide cratère ancien qui s’arrondit à l’extrémité sud-est du croissant gracieux, est animé de couleurs changeantes, de lumière et d’ombre sur ses pentes fauves et dentelées. Une multitude de voiles naviguent autour de la pointe, yacht, goélette ou navire à gréement, une activité humaine qui attire le regard et fait rêver de ports d’attache récemment salués et de havres étrangers lointains aux noms enchanteurs.

Waikiki ! Waikiki ! Nous ne cessons de répéter ce mot, car il annonce déjà une nouvelle phase de notre existence. Il y a à peine vingt-quatre heures, et déjà l’objectif de Jack de rejoindre Pearl Harbour (où est ancré le Snark ndt) semble lointain et dispensable, glissant dans un souvenir doux et agréable, car l’esprit de Waikiki est entré dans le nôtre. L’air semble rempli d’oiseaux. Je suis si heureuse de notre installation, cette fois sous une tente. Nous pouvons tous deux nous installer et être chez nous n’importe où : quelques cintres, du papier et une réserve de stylos pour Jack. Tout le reste est accessoire, notre foyer est dans nos cœurs. Après tout, peut-être que l’art de vivre, le plus grand des arts, peut se résumer ainsi : Vivre sur terre, c’est aimer ce qui est et saisir la saveur des choses.

À peine dix mètres devant nous, là où l’herbe pousse jusqu’au bord de l’eau à marée haute, le sable étincelle sous les rayons du soleil flamboyant, ourlé par la frange paresseuse des vagues. La tourmaline irrégulière des eaux récifales se teinte de vert pâle ou de rose terne à l’emplacement des plaques de corail sous-marines et elle s’étend jusqu’à la ligne blanche des brisants sur la barrière de corail à environ 800 mètres au large, tandis qu’au-delà règne le ruban bleu paon de l’horizon.

Dans la fraîcheur matinale, nous avons traversé les buissons épineux pour aller faire trempette accompagnés d’un fougueux chien du voisinage. L’eau était merveilleusement bonne et revigorante, source de vie et de mouvement. Jack me montra comment plonger dans les petites vagues et il nous fut bien difficile de sortir de l’eau, même pour le délicieux petit-déjeuner qu’un serveur philippin attendait de nous servir dans notre tente.

Suite dans notre 21ème numéro disponible ici.

Charmian London vers 1905. Collection London, Huntington Library.

Les casiers à planches de l’OCC décrits par Charmian, années 1910. Un gain de place évident avec les planches de l’époque sans dérive ni rocker. Archives OCC.

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